Chapitre 10
— Je suis désolée ! Je suis vraiment désolée ! hoqueta-t-elle dix bonnes minutes plus tard. (J’avais du mal à croire qu’une histoire tellement ancienne puisse la mettre dans cet état.) C’est juste que tu es allée là-bas avec tant de bonnes intentions et… tu n’as même pas tenu une journée entière. Je me souviens que tu as boité pendant un mois !
— Les riches ne devraient pas avoir le droit de critiquer les pauvres, rétorquai-je.
— Hé ! Je travaille cinquante heures par semaine au Pied, je te signale.
Merde, elle avait raison. D’ailleurs, son dévouement avait toujours été un mystère pour moi. Elle affirmait que l’association caritative lui donnait un coup de pouce pour les impôts et qu’elle en avait toujours besoin lorsque la date limite de paiement arrivait, mais nous savions tous qu’elle mentait. Pour commencer, elle adorait y aller. Elle adorait voir l’argent de son père aider les mères sans ressources à apprendre à programmer des ordinateurs et à trouver du travail.
L’équipe de travail changeait constamment et j’y aidais aussi de temps en temps. Je m’occupais de la comptabilité lorsqu’un manager partait et qu’on ne le remplaçait pas tout de suite. Le boulot ne me dérangeait pas, mais je ne le vivais pas, je ne le respirais pas comme Jess le faisait.
— Elle avait l’air gentille, cette dame.
— Jess ! Elle ne nous a même pas dit trois mots pendant tout le temps qu’on a passé là-bas. Si ça se trouve, c’est une psychopathe folle dangereuse avec la bave aux lèvres.
— Tu crois que certains fantômes sont méchants ? Et qu’ils te demandent d’aider d’autres méchants ?
— Génial. Comme si je n’avais pas déjà assez d’horreurs en tête.
Quelle idée ! Je fis en sorte de l’oublier illico.
— Désolée. C’était juste une pensée en l’air. Tu crois vraiment qu’il y a des vieux psychopathes ?
— Bien sûr. Il ne s’agit pas que de tueurs, tu sais ? C’est une maladie mentale, comme la schizophrénie. Il n’y a pas que les trentenaires qui y sont abonnés. Ceux qui ne se font jamais attraper vieillissent normalement.
— J’ai lu quelque part qu’il n’y aurait pas autant de psychopathes – sociopathes ? – que les journalistes veulent nous le faire croire. Quelque chose comme le dixième du dixième de la population…
— Tant mieux, parce qu’avec les vampires… Si tu veux mon avis, eux, ce sont tous des psychopathes.
— J’aurais du mal à te contredire, admit-elle.
— Tu as raison, cela dit. Dans tous les livres, les films ou les feuilletons télé, on nous montre toujours une jeune femme courageuse – souvent une psy ou un agent du FBI, d’ailleurs – qui recherche un tueur en série qui l’a mystérieusement prise pour cible. Ou sa famille. Ou son chien. Et bien sûr, au bras de son héros tout aussi courageux, elle doit faire face à la menace de ce taré…
— Destins violés n’était pas si mal.
— Oh ! mon Dieu ! m’écriai-je en manquant de me prendre un panneau « stop ». C’est le pire film jamais tourné ! J’ai failli abandonner tout espoir en Angelina Jolie après l’avoir vu.
— Il fallait trop réfléchir pour ta petite tête ?
— Oh oui ! Qu’est-ce qu’il fallait réfléchir ! Angelina couche avec le gars qui pourrait être le méchant, ou peut-être pas.
Hmm… ça ne ressemblait à personne de mon entourage, n’est-ce pas ? Je repoussai l’idée dans le coin de mon cerveau qui me servait à stocker les mauvaises pensées : Prada en faillite, Sinclair reprenant ses esprits et me quittant, moi le quittant, le Thon emménageant avec nous…
— Jess, tu sais que je t’aime, mais…
— Ça faisait longtemps !
— Tu as des goûts de chiottes en matière de films. Je suis désolée : c’est la stricte vérité.
— Dixit la fille qui a acheté le DVD de Blade IV !
— C’était pour faire des recherches !
— Des recherches, mon cul, oui ! Tu as un faible pour Wesley Snipes, c’est tout !
— Quel cul, au juste ? Et d’abord, ce n’est même pas vrai.
Je m’étais déjà garée dans notre allée et on se disputait, assises dans la Stratus, quand je me rendis compte qu’il y avait une nouvelle voiture à côté du pick-up de Jon : une Ford Escort bleu marine.
Ça sentait le flic.
L’inspecteur Nick Berry, pour être exacte. Pas la peine de jeter un coup d’œil aux emballages vides de Milky Way abandonnés sur le siège passager pour m’en assurer. Depuis que je le connaissais, il n’avait jamais changé de voiture.
— Qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda Jessica.
Je cognai ma tête contre le volant, si fort que le Klaxon retentit.
— Quoi encore ? gémis-je.
— Encore un de tes prétendants éperdus qui passent à la maison sans prévenir, lança-t-elle sur un ton enjoué qui m’agaça au plus haut point. On doit être mardi.
— Ça commence à devenir un vrai problème.
— Oh ! ça va ! Arrête de râler. Si tu t’entendais : « Salut, je m’appelle Betsy, je suis la reine des vampires, éternellement jeune et belle, fiancée au gars le plus cool de tout l’univers qui me saute tous les soirs et, si jamais il fatigue, des tas de types font la queue pour prendre sa place. » Bouuuuh ! Sérieux, c’est trop triste.
Je lui adressai le regard qui tue.
— Parfois, admit-elle, j’ai du mal à m’identifier à tes problèmes. C’était déjà bien assez difficile quand tu étais vivante.
— Ce n’est pas vrai ! m’exclamai-je, choquée.
— Je ne sais pas ce qui est le plus agaçant : être invisible, ou le fait que tu ne sois absolument pas consciente de l’effet que tu as sur les hommes.
— Jess, arrête ! « Invisible » est le dernier mot que j’utiliserais pour te décrire. Tu es sortie avec des sénateurs, je te signale.
Elle repoussa le souvenir du démocrate à coiffure impeccable d’une main fraîchement manucurée.
— Il ne courait qu’après mon argent.
— OK : pour celui-là, c’est vrai. Bon, il y en a peut-être eu trois ou quatre en tout. Tout ce que j’essaie de dire, c’est que ces gars sont un réel problème. Je te rappelle que la plupart du temps, je ne le fais pas exprès : c’est mon étrange sex-appeal vampirique, le coupable. Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas le mot « emmerdes » tatoué sur le front qu’ils ne vont pas nous en attirer. Pour ma part, j’aimerais bien avoir tes problèmes d’impôts…
— Oh ! non, crois-moi.
— OK, je mens. Tout ce que je veux dire, c’est que, moi aussi, j’envie certains aspects de ta vie : la nourriture solide, le lever du soleil…
— En général, je suis endormie à cette heure-là, me confia-t-elle.
— Eh bien, tu ne devrais pas ! Profites-en tant que tu le peux.
Ce n’était pas mon genre d’être aussi sérieuse. Je crois qu’elle le comprit car elle se contenta de hocher la tête sans faire de blague.
— Avant qu’on aille se jeter dans la situation infernale qui nous attend sûrement : n’oublie pas de me rappeler que je suis censée garder Jon, mon demi-frère, demain soir.
— Jon des Ailes, Bébé Jon… Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué ! Sans oublier ton père, John l’éternel rabat-joie.
— Je t’en prie, n’allonge pas ma liste de soucis !
— Moi ? Mais ce n’est pas ma faute, ma puce.
Je sortis de la voiture, prête à faire face au nouveau problème. Avec un peu de chance, Nick cherchait seulement à faire capoter mon mariage. Cette pensée, pourtant triste, me remonta le moral.